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Interview de Jean-Miguel Pire

  • Photo du rédacteur: Sandie Carissan
    Sandie Carissan
  • 3 sept.
  • 5 min de lecture
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Merci énormément d’avoir accepté cette invitation. Le nom de mon blog vient directement du concept que vous avez remis en lumière. Il y a cinq ans, j’ai lu votre premier livre sur l’OTIUM, et j’ai eu un vrai coup de cœur. Ce mot m’a permis de penser et de conceptualiser des choses qui me manquaient. Découvrir qu’à une époque on valorisait ce que vous racontez, ça m’a fait un bien fou ! C’est pour ça que j’ai voulu en faire un mouvement, que j’ai appelé Mouvement OTIUM, pour valoriser cette manière de vivre. Vous recevoir comme premier invité était donc très important pour moi.

Ça me touche beaucoup, merci. Ce mot est une révélation, presque une révolution. Les grandes révolutions qui nous mènent vers l’autonomie et la liberté sont souvent fondées sur des mots capables d’agréger des réalités vécues. Comme on ne sait plus les nommer, on ne sait plus les défendre. OTIUM nous permet justement de nommer des choses que nous connaissons tous, mais que nous ne valorisons pas assez, alors qu’elles sont une clé du bonheur.


D’abord le mot, OTIUM. Comment le définir simplement ?

OTIUM, c’est le “loisir intelligent” : la part du temps libre consacrée à des activités qui élèvent la conscience et l’esprit, lire, étudier, converser en profondeur, méditer, contempler. “Intelligence” au sens large : rationnelle, sensible, du cœur, relationnelle. Ce temps est puissant parce qu’il est non contraint : on n’a de comptes à rendre à personne. Et ce n’est pas un luxe superflu : l’esprit est un muscle ; sans exercice, il s’atrophie.


Pourquoi ressortir un mot latin aujourd’hui ? N’a-t-on pas déjà les mots modernes ?

Nos mots courants ont dérivé. Du vieux OTIUM ne restent guère que deux résidus : “oisiveté” (dévalorisée) et “négoce”. Or négoce vient de neg-otium : la négation de l’otium. Sémantiquement, le marché nie l'OTIUM. Quand l’utilitarisme envahit tout (vitesse, profit, calcul) l’éducation, la culture, la santé s’abîment. Redonner un nom à ce temps libre intelligent, c’est le rendre négociable, défendable, organisable.


Mais l’OTIUM antique n’était-il pas un privilège ? Comment l’actualiser ?

On ne copie ni l’esclavage ni les inégalités de l’Antiquité. Mais leur intuition reste décisive. Les Grecs appelaient scholè -racine de “école”- ce temps de retrait pour penser. Ils placent la réflexion libre au sommet des activités et fondent une civilisation sur l’observation, la discussion, la loi : la démocratie. OTIUM est la condition d’un citoyen capable de discernement.


Concrètement, à quoi ressemble l’OTIUM ?

À une lecture exigeante qui clarifie, une conversation où l’on progresse, un moment de méditation, la fréquentation des arts, un temps d’étude désintéressé, une promenade contemplative. Tout ce qui accroît le jugement, affine le goût, fortifie le fort intérieur.


“OTIUM, c’est un luxe.” Objection recevable ?

Longtemps, oui. Aujourd’hui, en Europe, jamais autant de personnes n’ont eu autant de temps libre. La question n’est plus la quantité, mais la qualité. On n’a pas à “rentabiliser” tout son loisir ; l’enjeu est d’y installer un regard intelligent. La charge mentale peut freiner : commencez petit, ritualisez. Bloquez une demi-heure par semaine, protégée comme un vrai rendez-vous. La première fois ne sera peut-être pas concluante mais la régularité crée la disponibilité.


Vous parlez de “sacraliser” des heures d’OTIUM. Pourquoi ce rituel ?

Parce qu’un mot crée de la valeur, et un rituel crée de l’espace. Dire “lundi 19-20 h, c’est mon OTIUM” aide à le faire respecter par soi et par les autres. Comme pour le sport, on échauffe l’esprit, on l’entraîne, il progresse.


Quel lien entre OTIUM et le “souci de soi” chez Michel Foucault ? Est-ce politique ?

Chez les Anciens, le souci de soi est une pratique structurée : on cultive son intériorité pour mieux accéder au vrai et agir en homme libre. Quatre piliers :

  1. Fort intérieur (un espace à soi) ;

  2. Libre arbitre (décider par soi-même) ;

  3. Jugement (justifier rationnellement ses positions et interroger ses biais) ;

  4. Goût (assumer sa part de subjectivité).Ce soin de soi n’est pas égotiste : il rend disponible au commun. L’OTIUM relie quête de vérité et bien commun. Donc oui, il a une portée politique.


OTIUM et “développement personnel”, est-ce la même chose ?

Je ne le rejette pas : il traduit le besoin de ralentir. Mais souvent il vise prioritairement le bonheur. OTIUM vise d’abord la vérité. Quand il faut choisir, OTIUM préfère une triste vérité à une fausse joie. Dans la vie, ce n’est jamais binaire ; mais tenir cette hiérarchie évite de se mentir à soi-même et de s’égarer.


Choisir de ralentir aujourd’hui, est-ce déjà une forme de résistance ?

Oui, une politique de soi. Reprendre la main sur ses arbitrages, redevenir protagoniste de sa vie, relier ses choix à des valeurs. Articulé à un engagement associatif ou local, cela change le quotidien. Pas le “grand soir”, plutôt des petits matins : circuits courts, entraide, pratiques culturelles… Des micro-décisions qui desserrent l’emprise du tout-marchand.


L’OTIUM peut-il réparer un tissu démocratique abîmé ?

À deux étages. Au niveau individuel et micro-collectif, il réhabilite l’écoute, la nuance, la possibilité de changer d’avis. Au niveau macro, il faudrait une éthique du débat public qui valorise le temps long et la discussion argumentée, pas l’invective. Une démocratie vivante suppose des citoyens entraînés à l’OTIUM : observer, peser, délibérer.


Si une société reconnaissait pleinement l’OTIUM, à quoi ressembleraient l’école, le travail, nos lieux de vie ?

À l’école, on réintégrerait des savoirs non utilitaristes (humanités, arts, rhétorique, lecture approfondie) qui forment l’écoute, la parole, le jugement. On réintroduirait le réel face au tout-écran, et l’ennui fécond (Valéry). Au travail, on créerait des plages protégées d’étude, de réflexion, d’amélioration continue. Dans la ville, des lieux d’OTIUM : bibliothèques vivantes, salons de conversation, ateliers d’art, promenades longues. OTIUM n’est pas une utopie : c’est la lettre même de la démocratie, qui postule des individus capables de raison et d’imagination.


Malgré l’époque, vous restez optimiste ?

Oui. L’histoire montre que de grandes avancées naissent des crises. Les retours que je reçois sont vibrants : les gens reconnaissent leur OTIUM, le racontent, l’enrichissent. Le mot agit comme un levier : il nomme, il rassemble, il autorise. Mon livre parle d’un OTIUM du peuple : pour tous.


Et vous, personnellement : c’est quoi votre OTIUM ?

Paradoxalement, je suis “drogué d’activité”. Chercheur, je suis payé pour penser, mon travail contient déjà beaucoup d’OTIUM. Mon vrai OTIUM : lire hors de tout objectif, bricoler, et surtout contempler le ciel. Je peux passer quinze minutes à regarder des nuages ; souvent, une idée se forme ensuite. Ce sont des petites choses qui ne coûtent rien et ressourcent profondément.


Un mot de la fin ?

Continuons d’installer l’OTIUM dans nos semaines. Donnons-nous rendez-vous, même symboliquement pour voir comment il transforme nos vies et, pas à pas, notre cité. Les grands soirs comptent, mais les petits matins changent tout.



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Livres de Jean-Miguel Pire :


  • Otium : Art, éducation, démocratie (Actes Sud, 2020) explore comment le loisir studieux peut devenir une condition d’émancipation individuelle et collective dans nos démocraties.

  • L’Otium du peuple : À la reconquête du temps libre (Sciences Humaines, 2024) propose de réinventer le temps libre comme un droit commun, accessible à tous.

  • Guizot, la politique de l’esprit (CNRS Éditions, 2009) retrace la vision de François Guizot pour qui l’éducation et la culture étaient les clés du "gouvernement des esprits" et du progrès social.

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