Interview. Lettres à moi-même par Marion Seclin
- Sandie Carissan
- 14 sept.
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 15 sept.

Contexte
Je flânais dans une librairie lorsqu’un petit étalage m’a arrêtée : Lettres à moi-même de Marion Séclin. Le soir même, un atelier avec l’autrice était annoncé. J’y suis allée, parce que ce geste - prendre le temps de s’écrire - est au cœur de Mouvement Otium. À la suite de l’atelier, nous avons convenu d’un entretien.
Lors de l’enregistrement, Marion a partagé sa vision de l’écriture et du rapport à soi, laissant parfois affleurer, en filigrane, ses convictions face au patriarcat. J’ai choisi de centrer la retranscription sur l’écriture à soi. Pourtant, son ardeur m’a profondément touchée, et je tenais à le mentionner : sa manière de nommer son indignation a ravivé en moi l’élan de continuer à nommer la mienne.
La mienne, c’est notre rapport au temps. Je me sens souvent malade de son accélération, de sa dureté. J’aspire à une temporalité douce, contemplative ; à la possibilité de poétiser la vie sans avoir à m’en excuser. L’énergie de Marion m’a redonné de la confiance dans cette aspiration. Car ralentir n’est pas un caprice : c’est un choix exigeant, un geste de soin, une reprise de souveraineté.
Je vous invite maintenant à entrer dans notre entretien.

Bonjour Marion ! :)
Selon toi, en quoi le fait de s’accorder ce moment à soi, lors de l’écriture de ses lettres, peut-il transformer la relation qu’on entretient avec soi-même ?
Salut Sandie ! Et bien... Rien que se dire que, pendant quelques minutes, on ne va penser qu’à soi et à ce qu’on a envie de se raconter, c’est déjà révolutionnaire. On oublie complètement le reste du monde. C’est un peu comme après une douche ou un soin : une sensation de care. J’aime beaucoup ce mot, théorisé par Carole Gilligan, parce qu’il renvoie au soin, au fait de prendre soin, traditionnellement des autres. Mais quand on retourne ce soin vers soi, même juste dix minutes, cela ouvre un nouvel espace de discussion, de gratuité.
C’est une manière de se mettre en sécurité avec soi, de se rappeler qu’on n’a pas à avoir honte de ce qu’on pense ni de ce qu’on ressent ; que c’est normal qu’il y ait en nous des espaces très noirs, parfois cruels et violents ; et que c’est aussi cela qui fait de nous des humains. Et je trouve que… c’est une entrée en matière douce. Ce n’est pas quelque chose de plein d’ego. Ce n’est pas un truc pour dire "réaffirme-toi parce que tu es incroyable". Non, c'est apaiser la “coloc intérieure” et découvrir qu’on est, finalement, “agréable à fréquenter”.
L’écriture à toi-même vient-elle d’un besoin spontané ou d’une discipline que tu t’imposes ?
Au départ, c’était un besoin. La première lettre que j’ai écrite, c’était à mon corps. J’avais besoin de dire des choses qu’on m’empêchait de ressentir. Par exemple, on me disait : "Tu es jolie, tu n’as pas le droit de complexer". Mais bien sûr que si ! J’avais besoin de me réapproprier mon expérience. C’était comme si j’avais eu la nécessité de m’adresser à moi-même, comme l’aurait fait un parent bienveillant. Ensuite, il y a des moments où je dois me forcer, en faire une discipline. C’est pour ça que le livre est important pour moi : il me rappelle que je peux le remplir.
Pourquoi est-ce si difficile, parfois, de s’accorder ce moment ? Et qu’est-ce qu’on y gagne ?
Parce que cela nous confronte à des zones profondes de nous-mêmes, pas toujours agréables. Écrire exige une sincérité qui nous pousse à visiter la “pièce en désordre” de soi, celle qu’on n’a pas forcément envie de ranger. Mais une fois qu’on a commencé à “mettre un peu d’ordre”, il devient plus facile d’y retourner, avec moins de crainte. Et, avec la répétition, plus on pratique, plus l’exercice s’allège : on apprend à vivre les situations autrement. C’est comme lorsque tu as vidé les cartons et rangé chaque chose sur les étagères : tu sais désormais où tout se trouve, et tu peux y revenir pour réorganiser ou mettre à jour des nouveaux dossiers.
Qu’est-ce que cela change que tes écrits prennent la forme de lettres plutôt que d’un journal intime ?
Une lettre n’a pas vocation à être littéraire. On peut y inscrire des listes, des mots simples, sans chercher la poésie. Tout le monde peut le faire. L’idée est aussi de rappeler à celles et ceux qui pensent qu’il faut du talent pour s’adresser à soi-même qu’il n’est pas nécessaire d’être lyrique ou profond, ni d’avoir des choses "intéressantes" à dire. Beaucoup doutent de leur valeur et s’interdisent d’écrire, alors qu’enfants, nous envoyions tous des cartes ou des lettres sans nous poser de questions. L’important, c’est que cela nous serve à nous-mêmes, pas que ce soit “beau”. On peut même dessiner, coller des souvenirs… Ce format est libérateur et devient, avec le temps, une précieuse archive de soi, géniale à relire des années plus tard.
Écrire permet-il de se découvrir autrement que dans la pensée silencieuse ?
Oui, parce qu’en écrivant, il arrive des phrases qu’on ne savait pas qu’on avait en nous. Parfois, c’est en commençant une phrase que, très naturellement, il y a des petits moments de grâce où elle réussit à se finir, et je me dis : "je n’ai jamais aussi bien synthétisé ce que je pense". C’est un espace de liberté, presque un terrain de jeu.
Que change le fait de se penser comme quelqu’un qu’on retrouvera plus tard ?
J’aime imaginer la moi du futur comme une version meilleure… mais ce n’est pas toujours vrai. Elle ne sera pas forcément mieux : elle va peut-être retomber, se reprendre des cailloux dans la chaussure. Du coup, savoir que la moi du futur est en fait comme moi me donne encore plus envie de m’écrire. C’est lui tendre la main. On s’aide pour plus tard, on partage la charge avec le papier.
Ce geste d’écrire pour soi est-il une manière de réapprivoiser le temps qui nous échappe ?
Oui. C’est une réappropriation du temps. S’arrêter pour écrire, parfois, c’est dur. Je trouve que c’est un mindfuck énorme de dire à ton cerveau "on va s’arrêter pendant 10-15 minutes et on va s’écrire une lettre". C’est une manière de l’apprivoiser et de dire : "tu m’obéis, maintenant". Et ça, pour moi, c’est une réappropriation totale de son temps. C’est se remettre en priorité, le matin ou le soir, comme une récompense.
Un moment d’écriture t’a-t-il particulièrement surprise ?
Oui, la lettre de colère. Je me suis rendue compte récemment que je suis beaucoup plus en colère qu’avant. L’écrire m’a permis de l’observer sans culpabiliser.
Quel conseil donnerais-tu à quelqu’un qui voudrait se lancer ?
Écrire comme si personne ne devait jamais te relire. Être d’une sincérité absolue, sans chercher à être lu ou compris par d’autres. Écrire uniquement pour toi. C’est difficile, mais une fois qu’on lâche ça, c’est exaltant.
Et, dans une époque où tout s’accélère, qu’apportent ces temps de pause et d’écriture ?
La joie de manquer (JOMO, joy of missing out). À l’inverse du FOMO (fear of missing out), la peur de rater. On se réjouit de rater ce qui se passe, de ne pas être sollicité, de profiter du silence. J’adore cette sensation. Finalement, on ne rate rien d’important.
Cette sensation qu’on est un samedi de février, il fait déjà nuit, et les gens font la fête dehors parce qu’ils ont peur de rater des trucs. Et toi, tu es au chaud chez toi et tu as une soirée tranquille qui t’attend, juste avec toi. Cette joie de manquer ce qui se passe, de manquer les fêtes.
J’aime que ça fasse ça, la joie de rater dans cette effervescence où tout va trop vite.
J'adore JOMO !! Je connaissais FOMO mais pas JOMO, j'en ferai un article !
Merciii, merci Marion pour ta disponibilité et ta gentillesse !
Merci à toi ! :) : ) :)
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Séclin, M. (2025). Lettres à moi-même : 15 capsules temporelles. Marabout.


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