top of page

L'otium et ses enjeux démocratiques

  • Photo du rédacteur: Sandie Carissan
    Sandie Carissan
  • 12 avr.
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 18 avr.



À travers une conversation riche entre Jean-Miguel Pire et la politologue camerounaise Nadine Machikou, cette troisième « dose d’Otium », organisée à Marseille, s’est révélée être une véritable leçon d’humanité, de lucidité et de résistance. Une exploration à la fois historique, philosophique, politique et existentielle.


Otium, une idée enfouie : histoire d’un mot oublié

Dans l’Antiquité romaine, l'otium s’oppose au negotium – littéralement « la négation de l’otium ». Le negotium, c’est le monde des affaires, des obligations, de la rentabilité, du commerce et de la politique. L'otium, au contraire, désigne le loisir noble, le temps libéré des contraintes, consacré à la lecture, la réflexion, l’art, la philosophie, la contemplation.

Les Grecs appelaient cela la skholè, racine du mot "école". Chez eux, le loisir intelligent était le sommet de la vie humaine, tandis que les occupations « utiles » — travail, guerre, commerce — en étaient des empêchements.

Mais au fil des siècles, la valeur de ce loisir s’est inversée. L’otium a été disqualifié, assimilé à l’oisiveté, au luxe, à la paresse. Il a été effacé du langage courant, comme s’il n’y avait plus de place pour un temps non productif mais profondément fécond.

Jean-Miguel Pire propose de réhabiliter ce mot, de le remettre en circulation pour désigner un besoin existentiel, une ressource politique et une voie d’émancipation.


Otium et intelligence : un temps pour penser autrement

Loin d’être un simple temps de repos ou de distraction, l’otium est un temps intelligent : il s’agit d’un moment où l’on se rend disponible à la complexité du réel, où l’on cultive la curiosité, le discernement, l’imaginaire, la rationalité sensible.

« Ce n’est pas un luxe intellectuel, dit Pire. C’est une nécessité pour accéder à la vérité et à l’éthique ».

Mais notre société contemporaine est profondément hostile à cette forme de temps. Le culte de l’efficacité, l’obsession de la rentabilité, la tyrannie des écrans, l’atomisation sociale nous privent du temps long, du recul, du silence nécessaires à cette intelligence.

Il ne s’agit pas d’idéaliser le passé, mais de se rappeler que sans otium, il n’y a ni pensée libre, ni sens critique, ni démocratie véritable.


Le sud comme terre d’otium : résistance par le soin et la pensée

Dans cette conversation, Nadine Machikou apporte un renversement puissant : l’otium n’est pas l’apanage des riches, ni une exclusivité occidentale. Bien au contraire. Dans les sociétés marquées par l’oppression coloniale, le patriarcat, la dépossession matérielle, le temps désintéressé est souvent une forme de survie.

Elle évoque le continent africain, Haïti, les diasporas. Dans ces lieux où les corps ont été historiquement mis au travail forcé, où l’assignation raciale et genrée, l’otium prend la forme de l’esquive, de la résistance, de la reconstruction subjective.

« L’otium, dit-elle, c’est aussi une pratique de libération, une manière de rester vivant quand tout conspire à vous faire taire, à vous effacer ».

C’est dans les marges que se tissent ces moments d’écriture de soi, de soin, de solidarité. Loin du négoce, l’otium devient lieu de réappropriation de la vie.


L’otium comme éthique : le soin de soi pour aller vers l’autre

Le cœur de cette discussion, c’est aussi le croisement entre otium et care. Ce concept central des éthiques féministes — le soin, l’attention à la vulnérabilité, l’écoute de l’autre — est profondément connecté à l’otium.

Car on ne peut pas prendre soin des autres si l’on ne s’est pas donné un espace pour exister, pour se penser soi-même, pour refuser l’assignation utilitaire.

« Le souci de soi, dit Pire, ce n’est pas de l’égoïsme. C’est se rendre capable d’aller vers les autres ».

Et comme le rappellent de nombreuses intervenantes, ce soin de soi est souvent nié aux plus précaires, aux femmes, aux migrants, aux minorités. Il devient donc un acte politique, une affirmation de la valeur de sa propre vie, un refus de la dépossession.


L’otium contre l’ordre marchand : une lutte contemporaine

Aujourd’hui, le mot otium entre en collision frontale avec les logiques néolibérales. Dans un monde où tout se mesure, se vend, s’optimise, il propose un contre-modèle radical : un espace de gratuité, de désintéressement, de fécondité non calculable.

Là où la publicité capte notre attention, l’otium la rend à l’essentiel. Là où l’école produit des compétences « utiles », il valorise les humanités. Là où le soin est dévalorisé, il devient central.

« L’otium, c’est un outil de résistance à la brutalisation du monde », résume Nadine Machikou.

Et face aux menaces autoritaires, au retour des discours masculinistes, aux fractures écologiques, économiques et sociales, il est urgent de recréer des îlots d’otium, des lieux de lenteur, d’intelligence collective, de soin partagé.


Réinventer l’otium : pas un luxe, une nécessité

Loin de se réduire à un passe-temps bourgeois, l’otium peut devenir un droit fondamental, un commun, une pratique démocratique. Il s’agit de revendiquer ce temps pour tous — dans l’école, dans la ville, dans les politiques publiques.

Mais aussi de le réincarner dans le quotidien, par des gestes simples : lire, écrire, écouter, parler, penser, se taire. Autant d’actes banals, mais radicalement subversifs dans un monde qui veut nous rendre disponibles au marché en permanence.


L’otium, une ressource pour habiter le monde humainement

Le monde brûle. L’humanité chancelle. Les écrans nous absorbent. Et pourtant, la vie résiste — par les livres, par les voix, par les liens, par l’otium.

Réhabiliter ce mot, ce concept, ce geste, c’est ouvrir une brèche dans le temps marchand, dans la logique du profit. C’est réapprendre à être au monde sans l’exploiter, à penser sans dominer, à soigner sans marchander.

L’otium n’est pas le contraire du travail ou de l’engagement. Il est la condition de leur sens. Il est ce temps où l’on devient pleinement humain.


Comme le dit si bien Nadine Machikou :« L’otium, c’est la lutte finale. La lutte pour habiter le monde avec les autres. Et pour rester vivant. »


______

Comments


  • Instagram
  • LinkedIn
  • TikTok
bottom of page