La philosophie du temps : Redéfinir notre rapport au temps
- Sandie Carissan
- 8 sept. 2024
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 4 oct. 2024

Le temps est une ressource universelle, mais sa perception varie d'une personne à l'autre, d'une culture à l'autre. Pour beaucoup, il s'agit d'une course effrénée contre la montre, où chaque seconde est comptée. Pourtant, depuis l'Antiquité, des philosophes et penseurs ont réfléchi à la notion de temps d'une manière bien différente, en insistant sur la qualité du temps vécu plutôt que sur sa quantité. Dans cet article, nous explorerons différentes perspectives philosophiques sur le temps et examinerons comment redéfinir notre rapport à cette ressource précieuse pour mieux enrichir nos vies.
La perception du temps : Chronos vs Kairos
Dans la pensée grecque antique, le temps est souvent divisé en deux concepts distincts : Chronos et Kairos. Chronos représente le temps linéaire et quantifiable, celui que l'on mesure avec une horloge ou un calendrier. Il s'agit du temps qui s'écoule de manière irréversible, marquant chaque étape de la vie. C’est ce temps que nous passons souvent à "gérer" et à optimiser.
D'un autre côté, Kairos représente le temps opportun, un moment de qualité où une action ou une décision est parfaitement synchronisée avec les événements. Contrairement à Chronos, Kairos est qualitatif et subjectif. Il ne s'agit pas de combien de temps vous avez passé à faire quelque chose, mais de l'impact que ce moment a eu sur votre vie.
Redéfinir notre rapport au temps pourrait donc consister à accorder plus de valeur à ces moments de Kairos — ces instants où l'expérience a plus de poids que le simple fait de "gagner du temps". Se concentrer sur la qualité de nos moments vécus peut transformer notre perception de l'efficacité, de la productivité et du bien-être.
La philosophie stoïcienne : Vivre dans l’instant présent
Les stoïciens, en particulier Sénèque, ont largement écrit sur la gestion du temps et sur l'importance de vivre pleinement chaque moment. Dans son essai De la brièveté de la vie, Sénèque soutient que la plupart des gens ne vivent pas véritablement leur vie ; ils se laissent emporter par des distractions et des préoccupations futiles, et avant même de s'en rendre compte, leur vie a filé entre leurs doigts.
Selon lui, la vie est longue si l’on sait bien l’utiliser. Pour cela, il ne s'agit pas de remplir chaque instant d'activités frénétiques, mais de choisir consciemment comment nous passons notre temps. En d'autres termes, être présent*dans chaque moment et ne pas gaspiller son temps dans des occupations qui n'ont pas de véritable valeur à long terme.
Pour appliquer cette leçon dans notre quotidien, il est utile de revoir nos priorités et de se demander : Est-ce que cette activité me rapproche de ce qui est vraiment important pour moi ? Vivre intentionnellement, c’est consacrer du temps à ce qui compte vraiment : nos relations ou des expériences qui enrichissent notre esprit.
Martin Heidegger : Le temps et l’être
Le philosophe allemand Martin Heidegger a une approche unique du temps dans son œuvre majeure Être et Temps. Heidegger rejette l’idée du temps comme une simple succession de moments mesurables. Pour lui, le temps est intrinsèquement lié à notre existence. Il soutient que comprendre le temps, c’est comprendre notre propre mortalité, et que cette prise de conscience doit nous pousser à vivre plus authentiquement.
Heidegger propose que notre rapport au temps soit réfléchi à travers ce qu'il appelle "l'être-vers-la-mort" (Sein-zum-Tode). En acceptant que notre temps est limité, nous pouvons commencer à vivre de manière plus authentique. Cela signifie cesser de vivre dans l'illusion d'une vie infinie où nous pouvons toujours repousser ce qui est important. Au contraire, chaque moment devient précieux, car il nous rappelle que notre existence a une fin.
La lenteur comme résistance : Le mouvement Slow
Le mouvement Slow, initié par Carlo Petrini avec la fondation de Slow Food, s'oppose à la culture de la vitesse omniprésente dans le monde moderne. L'idée principale de ce mouvement est de redonner du sens et de la qualité à ce que nous faisons en ralentissant intentionnellement. Il s'agit d'une résistance active à la frénésie et à l'obsession pour la productivité qui caractérisent souvent nos vies quotidiennes.
Adopter une philosophie du ralentissement, c'est réévaluer la valeur du temps. En ralentissant, que ce soit dans la manière dont nous mangeons, travaillons ou vivons nos relations, nous permettons à chaque moment de prendre plus de profondeur et de sens. Le slow living n'est pas seulement une réaction à la culture du "tout, tout de suite", mais une invitation à vivre de manière plus consciente, à savourer les petites choses et à redécouvrir des plaisirs simples.
Le temps comme un investissement de qualité
Pour mieux utiliser notre temps, il est essentiel de passer d'une mentalité de gestion du temps à une mentalité d'investissement du temps. L'idée ici n'est pas de maximiser chaque minute pour en "faire plus", mais de consacrer notre énergie et notre attention aux activités qui apportent un réel enrichissement à notre vie.
Le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi, à travers sa théorie du flow, montre que le bonheur se trouve souvent dans ces moments où nous sommes totalement immergés dans une tâche que nous trouvons stimulante et engageante. Il ne s'agit pas de la quantité de temps passé, mais de la qualité de cet investissement. Lorsque nous trouvons un équilibre entre défi et compétence, nous perdons la notion de temps, et cet état de flow devient une source d'enrichissement personnel.
Ainsi, au lieu de chercher à faire "plus" dans un temps limité, nous pouvons chercher à nous engager pleinement dans chaque tâche que nous accomplissons, qu'il s'agisse d'un projet créatif, d'une interaction sociale ou d'un moment de détente.
Comment redéfinir notre rapport au temps au quotidien ?
Apprendre à redéfinir notre rapport au temps nécessite des ajustements dans notre quotidien. Voici quelques idées pour mieux gérer cette ressource précieuse :
- Prioriser la qualité sur la quantité : Plutôt que de chercher à remplir chaque journée d'activités, concentrez-vous sur celles qui ont du sens. Réduire le superflu permet de mieux apprécier ce qui compte vraiment.
- Adopter la pleine conscience : La pratique de la pleine conscience (mindfulness) nous aide à être plus présents dans chaque moment. Cela peut nous permettre de mieux savourer nos expériences quotidiennes, qu’il s’agisse d’une conversation, d’un repas ou d’un moment de solitude.
- Réévaluer notre relation à la productivité : Être productif ne signifie pas nécessairement faire plus. Parfois, être véritablement productif, c’est savoir quand dire "non" à certaines activités pour se concentrer sur celles qui apportent une véritable valeur.
- Accepter les moments d’ennui : Dans notre société de la distraction, nous avons souvent du mal à accepter l'ennui. Pourtant, c'est dans ces moments de silence et de vide que de nouvelles idées, de nouvelles perspectives et une meilleure compréhension de soi peuvent émerger.
- Consacrer du temps aux relations : Le temps passé avec ceux que nous aimons est souvent ce qui enrichit le plus nos vies. Prendre le temps de se connecter avec les autres de manière authentique, loin des distractions numériques, renforce nos liens et apporte une réelle satisfaction.
La manière dont nous percevons et utilisons le temps a un impact direct sur la qualité de nos vies. Plutôt que de voir le temps comme une ressource à optimiser en permanence, nous pourrions apprendre à le considérer comme une opportunité de vivre plus profondément et plus pleinement. En adoptant des philosophies qui valorisent la qualité du temps vécu, comme celles des stoïciens ou du mouvement Slow, nous pouvons enrichir nos vies et créer des moments qui comptent véritablement.
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Sénèque. (2013). De la brièveté de la vie. Flammarion.
Heidegger, M. (1986). Être et temps. Gallimard.
Csikszentmihalyi, M. (2004). Vivre, la psychologie du bonheur (F. Rosenzweig, Trad.). Pocket. (Original work published 1990 as Flow: The Psychology of Optimal Experience).
Petrini, C. (2003). Slow Food : The case for taste (W. McCuaig, Trad.). Columbia University Press.




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