La vita contemplativa 2/4
- Sandie Carissan
- 8 juil.
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 7 août

Réhabiliter l’inutile
Après avoir posé le diagnostic critique dans le premier article (celui d’une société soumise à l’impératif d’agir) Han poursuit dans Vita Contemplativa une idée essentielle : l’inactivité n’est pas vide, elle est culture. Elle ne consiste pas simplement à se soustraire au faire, mais à instituer des formes de vie autonomes, non orientées vers un but productif.
Il affirme :
"Les fêtes, les rituels, les ornements, le luxe ne sont pas des restes archaïques, mais des figures profondes de l’inactivité créatrice ".
Il faut ici entendre " inactivité " au sens le plus dense : non pas inaction, mais activité non instrumentale, non dirigée vers un rendement. Une action qui ne sert à rien, et qui, précisément pour cela, nous rend à notre humanité.
Le sabbat : modèle d’une temporalité non productive
L’exemple privilégié est celui du sabbat juif. Pendant le sabbat, tout travail est interdit : ni cuisson, ni commerce, ni écriture. Ce n’est pas une journée de loisir, mais de suspension. Elle n’a pas pour fonction de reposer afin de mieux travailler ensuite, mais d’arracher l’existence au cycle infernal de la production.
"Le sabbat interrompt radicalement la logique économique. Il institue un temps libre non pour se recharger, mais pour être".
Le sabbat devient alors une figure de la Vita Contemplativa, une tentative communautaire de rendre la vie à elle-même. Elle devient dense, intense, sans nécessité. Il s’agit de ne pas faire, et de laisser advenir. Dieu, le monde, les autres.
Han s’inspire ici du philosophe Walter Benjamin, pour qui le temps messianique (issu du mot "Messie", qui laisse venir) est un temps vide, inassignable, sans projet. Une idée de rupture avec le temps ordinaire, une possibilité d’interrompre le cours du monde pour faire place à l’inattendu. C’est ce temps que la fête fait advenir.
Fête et rituel : danser sans pourquoi
Dans la même logique, Han s’attarde sur la fête, qu’il distingue du divertissement ou de l’événement spectaculaire moderne. La fête n’a pas d’objet extérieur : elle ne commémore pas, elle n’informe pas, elle ne rentabilise pas. Elle est pure présence.
"Une fête véritable n’a pas de fin. Elle n’est pas un moyen pour un but, elle n’est pas en vue de quelque chose. Elle est circularité, retour, ornement du temps".
La fête est l’inactivité incarnée : on danse, on chante, on mange, sans utilité. Ce n’est pas un moment d’oubli, mais de révélation de l’autre, du commun, du monde. Le corps est libéré du geste efficace, il devient pur jeu.
Le capitalisme, lui, déteste la fête véritable. Il la remplace par des "événements": concerts, festivals. Calibrés, marchandisés, intégrés dans une logique de consommation. Ce ne sont plus des suspensions, mais des stimulations. Han, avec Guy Debord, déplore que "l’époque moderne soit une époque sans véritables fêtes".
Le luxe : une profanation du travail
Un autre des chapitres du livre est consacré au luxe. Là encore, Han ne parle pas du luxe au sens consumériste, mais comme excès gratuit. Le luxe vrai, dit-il, est ce qui s’échappe de l’économie, ce qui ne vise aucune utilité.
"Le luxe est une forme d’oubli du besoin. Il est une rupture dans l’ordre des nécessités".
Il cite Adorno : autrefois, voyager en train relevait du luxe cérémoniel, le train bleu vers la Côte d’Azur, par exemple. Aujourd’hui, la fonction a dévoré le plaisir. Voyager est devenu transit.
Dans cette perspective, le luxe authentique : lenteur, silence, contemplation, abondance gratuite est un geste politique. Il désobéit à l’obsession de l’efficacité. Il rappelle que tout ce qui vaut dans l’existence n’a pas de prix.
L’ornement : le geste qui dévie
Han déploie ensuite une philosophie de l’ornement. Il écrit que l’ornement est souvent méprisé, perçu comme du surplus inutile. Mais c’est précisément pour cela qu’il est essentiel : il est l’espace de la forme libre, du détail non-fonctionnel, du geste gratuit.
"L’ornement, comme la danse, dévie le geste de son but. La main ne saisit plus, elle caresse. Le pas ne va plus, il virevolte".
L’ornement, en architecture, en vêtement, en parole, est ce qui fait surgir la beauté là où la logique technique l’interdit. Il introduit une fêlure, un à-côté, une pause dans la fonction. Il est une désobéissance esthétique. L’ornement est ce qui permet à la vie de devenir forme, sans nécessité.
La culture, comme inactivité instituée
Han tisse alors une idée forte : la culture véritable ne naît pas du travail ou de la lutte, mais de la fête, du luxe, du jeu, de l’inaction partagée. La culture, écrit-il, " est le sabbat de la civilisation ". Elle suspend les contraintes et fait advenir du sens non productif.
Cela implique de repenser toute l’anthropologie moderne. L’humain n’est pas d’abord celui qui transforme, fabrique, produit. Il est aussi - et peut-être surtout - celui qui contemple, qui orne, qui attend, qui s’ennuie.
Il s’agit ici de réactiver un rapport poétique au monde, contre la domination technique.
À travers le sabbat, la fête, le luxe et l’ornement, Han montre que l’inactivité n’est pas simplement un retrait ou une faiblesse : c’est une puissance instituante. Elle fonde un autre rapport au monde, au temps, à l’autre.
Le prochain article explorera l’autre versant de cette expérience : celui de l’intériorité. Car l’inactivité ne se vit pas seulement collectivement, dans la culture : elle se sent, se traverse, s’endure. Dans le sommeil, l’ennui, l’attente, elle devient expérience sensible de l’être.





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