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La vita contemplativa 3/4

  • Photo du rédacteur: Sandie Carissan
    Sandie Carissan
  • 9 juil.
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 7 août


GIVERNY BY DH | DAVID HOCKNEY | 2021
GIVERNY BY DH | DAVID HOCKNEY | 2021

L’inactivité comme expérience de la profondeur

Après avoir abordé l’inactivité sous son versant collectif (le sabbat, la fête, le luxe), Byung-Chul Han tourne son regard vers l’intime : vers ce que nous ressentons quand le monde s’éloigne et que le "faire" s’arrête. Dans Vita Contemplativa, il explore avec précision trois formes fondamentales de ce qu’on pourrait appeler une "subjectivité inactivée" : le sommeil, l’ennui et l’attente.

Ces expériences, bien qu’ordinaires, sont aujourd’hui dévalorisées. Nous les combattons. Nous voulons rester éveillés, divertis, efficaces. Or, selon Han, ce sont elles qui rendent la vie véritablement habitée. Leurs temporalités spécifiques, lentes, ouvertes, sont des antidotes au règne de la performance.


Le sommeil, quand l’œil se ferme, le monde s’approfondit

Han commence par évoquer l’importance du sommeil, non pas physiologique, mais existentielle. Il cite Proust :

" Longtemps, je me suis couché de bonne heure... "

Cette phrase d’ouverture d’À la recherche du temps perdu marque le début d’un basculement. Le sommeil n’est pas une simple pause ; il est une plongée. La conscience s’éteint, mais un autre savoir émerge, celui du rêve, du souvenir, de l’intuition.


"Le sommeil est une inactivité qui n’est pas une absence, mais une intensification silencieuse de l’être".

En dormant, nous cessons d’agir, mais nous ne cessons pas d’être. Au contraire : nous atteignons une couche de présence plus profonde. Les structures du moi actif s’effondrent. Les images affleurent. Les liens enfouis remontent.

La mémoire involontaire, si chère à Proust, naît dans cet état inactif. Elle n’est pas cherchée : elle surgit. C’est une grâce, une apparition, que le sujet actif ne peut forcer.


L’ennui, une matrice invisible de l’expérience

Autre figure centrale de cette exploration : l’ennui. Han reprend ici les analyses de Walter Benjamin, qui voyait dans l’ennui non un vide mais une texture : "L’ennui est un tissu gris-chaud doublé de soies chatoyantes".

Loin d’être un dysfonctionnement, l’ennui est une potentialité. Il est la forme d’attention la plus vaste, la plus ouverte. Ce n’est pas le rien : c’est l’accueil de ce qui vient sans programme. Han écrit :


"L’ennui est la chambre d’écho de la pensée. Il est ce temps flottant où se déposent les expériences".

Or, dans la société du divertissement, l’ennui est devenu intolérable. Nous remplissons chaque instant d’écran, de musique, de contenu. Ce que nous appelons "loisir" est en réalité un anti-ennui, une fuite. Mais en tuant l’ennui, nous tuons aussi la capacité à contempler, à créer, à sentir.

Benjamin parlait de l’ennui comme de l’oiseau-rêve qui couve l’œuf de l’expérience. Cet oiseau, écrit Han, est aujourd’hui en voie d’extinction.


L’attente, faire place à l’inattendu

Troisième modalité essentielle : l’attente.

Attendre, ici, ne signifie pas espérer un événement précis. C’est laisser être le vide. C’est une disponibilité pure. Ce n’est pas un manque, mais un espace. Une attente sans objet, une temporalité ouverte.

Dans l’attente véritable, le sujet se suspend. Il ne prévoit rien. Il ne contrôle rien. Il devient pure sensibilité. Han évoque ici la figure du flâneur chez Baudelaire : cet être qui erre sans but, qui capte les signes du monde, qui fait corps avec le hasard.

"L’attente, comme l’ennui, déprogramme le temps. Elle lui rend sa fluidité".

L’attente est aussi la condition de toute création. L’œuvre ne surgit pas par décision, mais par révélation. Or, pour qu’il y ait révélation, il faut qu’il y ait silence, vide, patience.


Kleist, Nietzsche : la grâce sans volonté

Han prolonge sa réflexion par une relecture du texte de Heinrich von Kleist : Sur le théâtre de marionnettes. Kleist y explique que les marionnettes dansent avec plus de grâce que les humains, car elles ne sont pas gênées par la conscience de leurs mouvements.

La grâce, écrit Han, naît de l’absence d’intention. Elle est une forme d’inactivité dans le geste. Une fluidité qui ne vient pas d’un contrôle, mais d’un laisser-faire corporel.

Il cite aussi Nietzsche :

"Une certaine ignorance est la condition de toute grâce".

Le danseur ne doit pas savoir qu’il danse, sinon il se raidit. Le poète ne doit pas chercher le poème, sinon il l’éteint. L’inactivité devient ici attitude intérieure, posture de retrait, qui permet au monde d’agir à travers soi.


Une écologie de l’expérience

À travers ces trois figures : sommeil, ennui, attente, Han esquisse une écologie de l’expérience. Ce n’est pas une écologie au sens environnemental, mais une écologie temporelle, attentionnelle, existentielle.

Nous avons amoindri nos propres capacités d’attention, de rêve, de patience, en les soumettant aux logiques de l’optimisation. Pour qu’une expérience ait lieu, il faut un vide, un intervalle, un retrait.


"L’inactivité est la condition de possibilité de toute apparition. Elle est l’écran sur lequel la vie peut se projeter".

Cela implique de repenser entièrement nos rythmes, nos architectures mentales, nos usages du temps. Le sommeil doit être préservé. L’ennui, cultivé. L’attente, valorisée.



Ce troisième article a montré que l’inactivité n’est pas une zone stérile de l’existence, mais sa matrice la plus fertile. C’est dans le silence que la parole naît ; dans le vide que l’expérience se creuse ; dans l’attente que l’inattendu surgit.


Le dernier article de cette série abordera la conclusion politique de Han : comment penser une Vita Contemplativa non seulement comme geste individuel, mais comme programme collectif ? Qu’est-ce qu’une politique de l’inactivité ? Une écologie de la contemplation ? Une révolution sans action ? Ce sont les questions cruciales qui viendront clôturer notre lecture de Vita Contemplativa.


Han, B.-C. (2024). Vita contemplativa : Ou De l’inactivité. Actes Sud.
Han, B.-C. (2024). Vita contemplativa : Ou De l’inactivité. Actes Sud.

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