La vita contemplativa 4/4
- Sandie Carissan
- 10 juil.
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 7 août

Penser la politique depuis le retrait
Dans les derniers chapitres de Vita Contemplativa, Byung-Chul Han ne se contente plus de défendre une attitude ou un style de vie. Il propose une véritable conversion politique : sortir de la logique de la performance pour fonder une éthique et une politique de l’inactivité. Cela ne signifie pas fuir le monde, mais le faire autrement advenir.
Car si l’inactivité est une puissance (cf. article 1), si elle structure nos cultures (cf. article 2), si elle est l’accès même à la profondeur de l’expérience (cf. article 3), alors elle ne peut plus être reléguée au domaine privé. Elle devient le noyau d’un monde habitable. Han pose donc la question fondamentale : à quoi ressemblerait une société qui ne serait pas fondée sur l’action, mais sur la contemplation ?
Le capitalisme : forme absolue de l’activité
Pour esquisser une réponse, Han revient à la critique du capitalisme, qu’il nomme sans détour :
"Le capital est la forme pure de l’activité".
Cette formule signifie que le capitalisme n’est pas seulement un mode de production, mais une forme de vie. Il a absorbé toute sphère d’existence dans sa dynamique : travail, communication, sexualité, émotions, langage. Il produit des subjectivités incapables de pause. La liberté elle-même a été absorbée : nous croyons agir librement, alors que nous nous activons sans fin selon les besoins du système.
Han rappelle une intuition de Marx : dans le capitalisme tardif, "l’individu devient l’organe sexuel du capital". Cette image crue exprime une dépossession totale de la subjectivité : l’humain devient vecteur de propagation de l’activité économique, sans distance, sans retrait, sans résistance.
C’est pourquoi, écrit Han, "toute politique qui ne rompt pas avec l’idéologie de l’action est complice de la logique capitaliste".
Désactiver l’agir : Heidegger et la pensée du retrait
Pour fonder une politique de l’inactivité, Han s’appuie largement sur Heidegger, et notamment sur le concept de Besinnung, souvent traduit par " méditation " ou " réflexion silencieuse ". Ce mot désigne une pensée lente, non directive, qui ne cherche pas à maîtriser mais à laisser advenir.
"Heidegger place au sommet de l’agir… l’inactivité".
Penser, pour Heidegger, n’est pas produire des concepts : c’est habiter un monde, le laisser se révéler. L’agir véritable, pour Han, ne consiste donc pas à changer, construire, transformer mais à faire place, à ménager, à sauvegarder.
La célèbre formule de Heidegger, "Sauver la Terre", n’implique aucune action technique : elle signifie laisser chaque chose être ce qu’elle est. Schonen, en allemand, veut dire "ménager", "prendre soin", mais aussi "ne pas déranger". Han reprend cette idée : sauver, c’est "libérer une chose dans sa propre présence".
Ce n’est donc pas en faisant plus que nous changerons le monde, mais en désactivant nos gestes, en retirant notre main.
Une écologie contemplative
Ces réflexions débouchent naturellement sur une écologie radicalement non productiviste. L’écologie, aujourd’hui, est souvent pensée en termes de régulation, d’outils, de solutions techniques. Pour Han, cette écologie est encore trop active.
Il plaide pour une écologie contemplative, c’est-à-dire un rapport au monde fondé sur l’admiration, la retenue, la présence. Il cite Deleuze :
"La vie… pure immanence, puissance infinie".
Il s’agit de réapprendre à regarder un arbre, à écouter un vent, à laisser un animal être, sans vouloir capter, gérer, exploiter.
Han évoque l’enfant comme figure paradigmatique de cette capacité contemplative : l’enfant ne cherche pas à agir sur le monde, mais à l’habiter par le jeu, la rêverie, la lenteur. Il est encore capable de silence.
Une société qui retrouverait cette innocence d’attention pourrait inventer une écologie non pas de la réparation, mais de la présence.
La poésie, vers un autre usage du langage
Cette politique de la contemplation s’accompagne d’une autre écoute du langage. Han consacre plusieurs pages à la poésie, en tant que forme inactive du langage. Il distingue deux usages de la parole :
Le langage instrumental : il informe, commande, explique.
Le langage poétique : il suspend, suggère, évoque, ouvre.
La première est l’extension de la logique de l’action. La seconde est un geste d’inactivité : elle ne produit rien d’utilisable. Elle est pure présence, pure offrande.
"La poésie libère le langage de sa fonction. Elle le rend à lui-même".
Han reprend Dante, Leopardi, Hölderlin, mais aussi Bashô ou Celan. Tous ont en commun de laisser parler le monde au lieu de parler sur le monde. Leur parole n’est pas active : elle est contemplative.
Et cette parole, selon Han, est essentielle pour une politique à venir. Car si nous ne savons plus écouter un poème, nous ne saurons plus écouter la Terre, les animaux, les autres.
"Une société qui a perdu la capacité d’entendre la poésie est une société muette".
Vers une révolution sans action
Han va jusqu’à imaginer une politique radicale de l’inactivité. Il ne s’agit pas de revenir au passé, ni d’idéaliser une oisiveté aristocratique. Il s’agit de transformer en profondeur notre idée du politique. Aujourd’hui, toute transformation est pensée sous le mode de l’agir : réforme, stratégie, lutte.
Han propose autre chose : une révolution lente, invisible, silencieuse : une désactivation. Refuser de courir. Refuser de produire. Refuser de réagir. Créer des zones de silence. Reprendre le droit de dormir, de se taire, de contempler.
Cette révolution ne s’imposera pas par le haut. Elle commence dans les gestes minuscules : un regard, un geste inutile, un mot suspendu. C’est une révolution intérieure qui transforme notre rapport au monde.
Pour conclure...
Cette série de quatre articles a accompagné la pensée de Byung-Chul Han dans Vita Contemplativa. À l’issue de ce parcours, ce qui apparaît, c’est que Han ne nous invite pas à l’inaction, mais à une autre forme de vie : une présence au monde fondée non sur l’emprise mais sur l’écoute, non sur l’intensité mais sur la légèreté, non sur l’efficacité mais sur la gratuité.
Réhabiliter l’inactivité, c’est rouvrir l’espace de ce qui échappe à l’utilité : le silence, la beauté, la lenteur, l’amour, la pensée. C’est cela, sans doute, la tâche la plus urgente de notre temps.





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