Monsieur Aznavour
- Sandie Carissan
- 27 nov. 2024
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 28 nov. 2024

Hier soir, j’ai poussé la porte du petit cinéma au bas de chez moi pour voir Monsieur Aznavour, le dernier film réalisé par Grand Corps Malade et Mehdi Idir. Le film retrace la vie fascinante de Charles Aznavour : fils de réfugiés arméniens, petit homme à la voix voilée, parti de rien et devenu une légende.
Ce qui m’a marquée, au-delà du parcours exceptionnel de cet artiste dont les chansons résonnent aux quatre coins du monde, c’est une scène vers la fin du film, où il se confie à sa sœur. Il a accompli tous ses rêves, tout réussi. Mais il avoue que s’il n’a plus rien à dépasser, il sent qu’il va mourir. Ce sentiment de vide, si puissant, m’a profondément happée et touchée. Cela m’a rappelé les questionnements des philosophes face à ce moment où, ayant gravi toutes les montagnes, l’humain se retrouve seul face à lui-même.
Nietzsche : la volonté de puissance
La trajectoire d’Aznavour incarne, à bien des égards, la volonté de puissance décrite par Friedrich Nietzsche. Ce concept va au-delà d’un simple désir de réussite matérielle : c’est une dynamique fondamentale de dépassement, de création, et d’affirmation de soi. Aznavour, enfant pauvre et moqué, s’est élevé grâce à une détermination inébranlable. Il a non seulement conquis les sommets artistiques, mais il a aussi transcendé ses limites personnelles.Mais que reste-t-il lorsque cette volonté s’arrête, faute de nouveaux défis ? Nietzsche aurait sans doute vu dans ce vide une forme de "fatigue existentielle". L’humain, dit-il, a besoin de toujours tendre vers quelque chose, car c’est ce mouvement constant qui donne du sens à la vie. Sans cela, la vie stagne et perd sa saveur.
Camus : le choc de l’absurde
Le vide ressenti dans le film résonne aussi avec la pensée d’Albert Camus et sa philosophie de l’absurde. L’absurde naît de la confrontation entre nos aspirations infinies et la réalité du monde, qui est souvent décevante, voire silencieuse face à nos accomplissements. Aznavour, dans ce moment de vertige final, semble incarner l’homme qui a épuisé ses rêves. Il a couru toute sa vie derrière ses ambitions et les a atteintes. Mais, comme Camus l’écrit dans Le Mythe de Sisyphe, la vraie question est celle-ci : "Que faire quand il n’y a plus de pierre à pousser ?". Pour Camus, la réponse est de se révolter, non pas en refusant la vie, mais en continuant à créer du sens, malgré tout. Cela pourrait signifier, pour un homme comme Aznavour, de transmettre, de partager, ou simplement d’accepter l’absurde avec lucidité.
Schopenhauer : l’ennui après la satisfaction
Enfin, il est impossible de ne pas penser à Arthur Schopenhauer en voyant cette fin marquée par le vide. Pour Schopenhauer, la vie oscille entre deux pôles : la souffrance causée par le désir et l’ennui qui suit sa satisfaction. Aznavour a passé sa vie à conquérir le monde, porté par un désir insatiable. Mais une fois tous ses rêves réalisés, le spectre de l’ennui semble s’installer. Schopenhauer voit dans cet ennui l’une des tragédies fondamentales de la condition humaine. Une fois que tout est accompli, l’homme se retrouve face à une question vertigineuse : "Et maintenant ?" Ce moment où l’absence de but se fait sentir peut conduire au désespoir, ou, au contraire, à une quête intérieure plus profonde.
Une réflexion universelle
Monsieur Aznavour ne se contente pas d’être un simple hommage biographique. Le film nous confronte à une question essentielle qui touche chacun de nous : que faire lorsque l’on atteint enfin ses aspirations ? Ce vide ressenti à la fin de la vie d’Aznavour, quand il semble avoir tout accompli, est-il une fatalité, ou bien un passage vers autre chose ? Une acceptation de l’absurde, une réinvention de soi, ou encore une quête plus spirituelle ?
Aznavour a poursuivi ses rêves avec une détermination sans faille, un élan vital qui semble incarner ce que Bergson décrit comme ce besoin humain de se créer et se recréer sans cesse. Cette force m’éblouit, et me pousse à me demander : faut-il toujours avancer, toujours chercher à se dépasser ? Ou peut-on, à un moment donné, simplement exister, sans rien en faire de plus ?
Je crois en ce que Spinoza appelait le conatus, ce désir inné de se développer, de grandir, de vivre pleinement. Mais peut-être que ce conatus ne se manifeste pas toujours par une quête incessante de grandeur. Peut-être que, parfois, il s’agit tout simplement d’écouter cette pulsion de vie avec sérénité, de la laisser s’épanouir dans l’ordinaire, sans chercher à tout prix à se transcender.
Car si l’humain est mû par ce désir de se dépasser, il y a aussi une forme de grandeur dans l’acceptation, dans le simple fait d’être. Non pas dans la résignation, mais dans l’écoute de soi, dans la capacité à se contenter.
Peut-être peut-on trouver une forme de grandeur dans l’acte même d’exister...
J’admire profondément des personnes comme Aznavour, qui se transcendent, qui ont existé, qui existent encore et qui existeront toujours. Leur parcours est inspirant, et leur capacité à se dépasser semble incarner une forme de grandeur humaine qui inspire, qui peut même montrer le chemin des possibles.
Pourtant, rien ne m'émeut plus que la beauté simple et ordinaire de la vie quotidienne. C’est tellement subtil qu’il devient presque difficile de mettre des mots dessus. Comme ces instants tout simples quand je prends une baguette chaude et croustillante à la boulangerie, ou quand un homme vient chanter dans le métro avec une voix magnifique. Je suis émue par la neige qui tombe doucement, par le choix de mon parfum le matin, ces petites choses qui magnifie sans cesse la vie.
Ce film fut un véritable régal, et il m’a aussi donné envie de découvrir d’autres histoires au cinéma, des histoires qui célèbrent la beauté de l’ordinaire. Des femmes et des hommes qui font du banal une véritable poésie.




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