Quand l’époque danse ses névroses
- Sandie Carissan
- 20 avr.
- 2 min de lecture

Vendredi dernier, je suis allée voir deux ballets à l’Opéra Garnier. Le premier, signé Sharon Eyal, s’intitulait Vers la mort. Il s’agit d’une relecture de sa pièce de 2015, OCD Love, centrée sur les troubles obsessionnels compulsifs. Cette nouvelle version est inspirée d’un texte du poète et slameur américain Neil Hilborn, lui-même atteint de TOC, dont les mots décrivent avec intensité l’impact de ces troubles sur l’amour et l’intimité.
Je vais vous parler ici de ce premier ballet, car il m’a profondément saisie. Dès les premières secondes, j’ai été frappée par les bruits réguliers, mécaniques, presque oppressants d’une horloge, d’un métronome. Ce son, comme un souffle coupé au rythme du tic-tac, faisait référence à l’univers des TOC : la répétition, la précision maniaque, le besoin de contrôle.
En me renseignant après la représentation, j’ai découvert que le texte de Neil Hilborn évoque un homme dont les TOC détruisent peu à peu sa relation. Il aime intensément, mais ses compulsions le dépassent. Sharon Eyal, par la danse, donne corps à cette tristesse, à cet amour qui ne peut se vivre librement.
Sur scène, les corps semblaient verrouillés. Les mouvements étaient cycliques, obsessionnels, syncopés. Comme si les danseurs étaient enfermés dans leur propre boucle. Impossible d’en sortir. Des gestes qu’on répète sans fin, sans issue.
Même lorsqu’ils étaient nombreux sur scène, la solitude restait palpable. Chaque danseur portait en quelque sorte son propre drame.
Je ne savais pas exactement de quoi parlait ce ballet avant d’y assister. Alors j’ai laissé mon esprit vagabonder, inventer ses propres histoires. J’ai accueilli les images, les sons, les gestes, en les traversant avec ma propre sensibilité. J’ai interprété le spectacle à ma manière, selon mon ressenti du monde. C’est cela, pour moi, la puissance de l’art : offrir un espace de projection libre, où l’on peut penser, ressentir, et exister autrement.
Des corps hachés, pressés, tendus. Une musique électronique aux pulsations sèches, nerveuses, comme un souffle court. Une tension qui ne se relâche jamais. J’y ai reconnu la difficulté d’exister dans un monde qui exige d’être rapide, performant, toujours disponible. Ce sentiment sourd de décalage. Ce tic-tac, comme l’écho intérieur d’un monde qui nous impose son tempo, ses règles, ses urgences. Un rythme qui use, qui nous coupe de nous-mêmes.
Ce spectacle, j’ai pris la liberté de l’imaginer comme une plainte contre la disparition de l’otium. Ces corps semblaient en souffrance de ne jamais pouvoir s’arrêter, écouter, sentir. Comme une vie qui ne laisse plus de place à la douceur, à la fragilité, à la contemplation.
J’avais le cœur qui battait vite, et l’émotion était dense. Parce que cette musique électronique, cet éclairage, cette danse m’ont parlé de ma douleur, de ce monde qui pulse trop fort. Elles ont crié mon besoin de silence, de cœur-à-cœur, de lenteur, de rencontres les yeux dans les yeux. Mon besoin de soin. De prendre le temps d’aimer.
De cet otium qui nous manque, et que la danse de Sharon Eyal, dans toute sa noirceur et sa lucidité, invoque en creux.
Ce soir-là, au Palais Garnier, je n’ai pas seulement vu un ballet. J’ai vu mon époque danser. Et je m’y suis reconnue.
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